Entretien avec le Professeur Sambou NDIAYE : Président du Comité Scientifique du Forum
1-) Pourriez-vous vous présenter en revenant également sur votre parcours professionnel et universitaire ?
Je suis enseignant- chercheur au département de sociologie, maître de conférences en sociologie du développement. J’ai fait mon cursus universitaire à l’UGB où j’ai obtenu un DEA. Après une première expérience professionnelle en tant que coordinateur d’un programme de développement local dans le cadre de la coopération française, j’ai fait un PH.D. à l’UQAM. A mon retour, j’ai participé au PSIDEL (Programme de Soutien aux Initiatives de Développement Local), un projet soutenu par l’Union Européenne avec comme point focal, l’ARD de Saint- Louis. Lorsque j’ai rejoint l’UGB, mon intérêt pour le partenariat université- territoires m’a amené à contribuer avec d’autres collègues, à la mise en place du master Ingénierie Développement Local (IDL), de certificats de compétences en développement économique local/ développement territorial et tout récemment, au CASEP (Certificat en Animation Socio- Educative et Populaire). Enfin, je suis le coordonnateur du laboratoire ARUT (Alliance de Recherche- Action Université- Territoires) qui se positionne dans la recherche partenariale. J’évolue également dans des réseaux de recherche dont l’IPAR (Initiative Prospective Agricole Rurale) qui est un think tank qui s’investit dans la production de données probantes en vue d’éclairer les décisions publiques.
2-) Le Sénégal s’apprête à organiser et à abriter la 6éme édition du Forum Mondial de l’Economie Sociale et Solidaire les 1er et 6 mai 2023. Vous êtes le Président du Conseil Scientifique. Qu’est-ce qui motive ce choix ?
Après Séoul, Montréal, Bilbao et Mexico, Dakar s’apprête à organiser, pour la première fois en terre africaine, ce 6ième Forum qui offre une plateforme internationale d’échange entre diverses parties prenantes, à savoir les États, les Collectivités Territoriales, les acteurs de la société civile, les organisations internationales, le monde universitaire et de la recherche, et les acteurs du secteur privé. L’objectif est de partager des expériences, des politiques, des mécanismes de l’ESS en vue de co- construire une économie plus humaine et plus équitable. En tant que chercheur dans ce domaine ayant soutenu une thèse sur l’économie populaire et le développement territorial, ce fut avec plaisir que j’ai accepté l’invite des autorités de l’État, de la Mairie de Dakar et du RACTES (Réseau des Acteurs et des Collectivités Territoriales pour la promotion de l’Économie Sociale et solidaire au Sénégal) afin d’assurer la coordination du Comité scientifique qui regroupe pas moins de trente-trois experts nationaux et internationaux. Notre rôle était d’assurer la préparation scientifique du forum qui va recevoir plus de 400 intervenants, l’organisation technique des sessions et enfin, d’accompagner les pouvoirs publics à assurer le suivi des recommandations issus de ce forum, qui intervient dans un contexte particulier marqué par la résolution des Nations Unies A/ 77/ L.60 en faveur de l’ESS (27 mars 2023).
3-) Pourriez-vous revenir sur l’organisation du 6éme Forum ?
Le forum de l’ESS, c’est 1800 participants venus de tous les continents réunis autour de trois activités phares. D’abord, un pré forum Jeunes, les 1ier et 2 mai 2023 pour réfléchir sur les défis d’inclusion socio- économique, d’emploi et d’employabilité, de participation citoyenne des jeunes, d’entrepreneuriat jeune dans les exploitations familiales…. Ainsi, des jeunes venus de plus de 100 villes vont échanger sur la place et les innovations portées par la jeunesse dans l’ESS. Le 03 mai sera organisé, le Pré forum Femmes et ESS qui reviendra sur les enjeux liés à l’autonomisation socio- économique des femmes. Cette journée part du constat relatif au décalage entre la contribution plurielle des femmes à l’ESS en termes de taux d’activité économique, de force de travail pas ou peu rémunérée, de population active. Ce Pré forum évoque entre autres la démocratisation de l’accès aux biens et services pour leurs familles et pour leur territoire d’ancrage, leur position marginale dans l’accès aux ressources et aux instances décisionnelles. De plus, les investissements structurants, les politiques de financement ou encore, les mécanismes d’accompagnement de l’activité productive des femmes seront étudiés.
Le grand forum se tiendra du 04 au 06 Mai autour du thème « Économie sociale et solidaire et territoires : La transition de « l’économie informelle » vers des économies collectives et durables pour les territoires ». L’écosystème d’acteurs que compte l’ESS va échanger autour de 84 ateliers et 10 plénières, dont les plénières des Ministres, des organisations internationales, des Maires.
4-) Quels sont les enjeux scientifiques qui seront débattus durant ce forum ?
Le forum abordera deux sujets: La transition de « l’économie informelle » sera davantage analysée sous l’angle de l’économie populaire vers des économies territoriales durables, socles du renforcement de la compétitivité des économies nationales. Le second sujet va traiter du rapport de l’ESS aux territoires dans un contexte de transition écologique et énergétique tourné vers un mode de régulation plus humain, plus durable, plus équitable et plus respectueux de la diversité des trajectoires et des visions du monde. Autrement dit, la question essentielle qui sera passée en revue durant ces 3 jours est : Quel positionnement des économies dites « informelles » en levier permettant de ré- inventer des économies territoriales viables, base d’un renforcement des économies nationales pour un monde plus solidaire, plus équitable et plus inclusif ? Le forum nous permettra donc d’analyser la nouvelle territorialité dont l’ESS est le protagoniste. Contrairement à l’économie marchande qui valorise la productivité en combinant travail et capital dans le but de produire des biens et services destinés à un marché solvable avec comme finalité la maximisation du profit, l’ESS prône une vision holistique et intégrale du bien-être, la diversité culturelle, une relation systémique entre les êtres humains et la nature. Ce ré-encastrement du politique et de l’économique autour du socio-culturel positionne l’ESS dans le paradigme du Buen vivir et des communs permettant ainsi de réaffirmer la trilogie État- marché- société civile en lieu et place du couple État- marché dont les conséquences ont été désastreuses pour l’humanité, en termes d’exclusion sociale, d’accroissement des inégalités sociales, de pénuries écologiques…Le 6ième forum de Dakar sera l’occasion certainement pour l’ESS de faire, d’une part, société avec l’État et non de considérer le politique comme l’affaire de l’État, et d’autre part, de faire corps avec le marché et non de penser la société comme un marché.
Les sept thématiques du forum traitent de problématiques diverses : la gouvernance des biens communs et des biens publics mondiaux, de l’économie verte, bleue. En somme, les enjeux liés à l’économie circulaire, aux financements adaptés et soutenable des organisations d’ESS, du partenariat entre ces dernières et le milieu de la recherche, de la co- construction de politiques publiques territoriales favorables à l’ESS, de la protection sociale extensive pour les acteurs du secteur primaire, de l’économie numérique solidaire pour des territoires intelligents et apprenants, de l’autosuffisance alimentaire, de l’emploi et l’employabilité, de l’entrepreneuriat durable sont autant d’aspects que les experts vont décortiquer.
5-) Qu’est-ce que l’UGB en particulier et le Sénégal en général vont gagner à l’issue de ce forum ?
Le Sénégal, avec le Chili et d’autres pays ont porté la résolution ESS aux Nations Unies. Notre pays a réalisé des avancées significatives, notamment dans la création d’un ministère spécifiquement chargé de l’ESS, dans l’élaboration d’une lettre de Politique Sectorielle de la Microfinance et de l’Economie sociale et solidaire (la loi n°2021-28), de décret d’application (2022- 1057). Puisque le GESF (Global Social Economy Forum) a confié l’organisation de ce forum au Sénégal, celui-ci confirme la reconnaissance du leadership de notre pays dans ce domaine. Désormais, l’enjeu est de savoir comment les débats du forum vont stimuler la volonté politique manifestée par l’État et par les collectivités territoriales à créer un écosystème plus favorable aux initiatives d’ESS. Sur le plan universitaire, des offres de formation plus ouvertes intégrant les sciences économiques dans l’économie plurielle sont escomptés, tout comme des recherches plus orientées sur l’analyse des pratiques d’ESS. Par une démarche transdisciplinaire, les chercheurs universitaires sont également appelés à faire des propositions concrètes pour l'évolution du système officiel de statistiques et de comptabilité en un système plus inclusif intégrant les indicateurs de bien-être. En tout état de cause, l’annonce d’un programme structurant de promotion des services économiques de proximité nécessitant une approche intersectorielle (entre divers ministres) et multi scalaire (entre les différentes échelles de gouvernance) est un bon qualitatif pour le Sénégal.
6-) Votre mot de la fin ?
L’Afrique va beaucoup gagner lors de ce forum. En effet, ce symposium va identifier la spécificité de l’économie populaire africaine dans les courants d’ESS. Toutefois, elle doit éviter de tomber dans le piège de reproduire les inégalités Nord- Sud ou des injustices épistémiques envers les communautés, les acteurs et les espaces en misant sur le pluriversalisme au lieu d’un universalisme à sens unique. En outre, le risque demeure dans la transformation de l’ESS en une économie des pauvres, permettant ainsi au capitalisme de se renouveler. Enfin, ce forum est une formidable illustration de la troisième mission des universités, à savoir le service à la communauté.